lundi 13 septembre 2010

"Une philosophie à coups de rein" Marcel Moreau (extrait)

"On me rationnait la vérité. On ne me la distribuait que par portions congrues, et encore, avariées, en quelque sorte piquées des vers du mensonge sous l'effet de je ne sais qu'elle décomposition interne des pouvoirs de la parole. L'ennui, dans mon cas, c'est que je ne mange pas de cette portion. Elle ne me dis rien qui vaille. En revanche, ce qui m'affame, c'est ce qu'elle ne me dis pas, refuse de me dire. Ce non-dit, drument absent, je n'ai qu'une envie: le mettre au jour, me l'approprier, m'en délecter. J'ai un bon estomac, finement perspicace, dressé à la visualisation puis à la consommation des non-dits, cette part de vérité que me cache telle ou telle pensée lorsqu'elle s'évertue à me convaincre, et prétend m'éclairer. Pourquoi ma faim de vérité est si grande: parce que je constate qu'à notre époque d'Occupation des esprits par l'argent, le pouvoir et la frivolité érigée en parangon de civilisation, la vérité est forcément une denrée rare tandis que le mensonge forcément abonde à l'étal. En fait, la vérité nous est rationné pour que nous jetions notre dévolu sur les rations. Mais les rations n'existent que comme encouragement à nous contenter d'elles, c'est-à-dire de peu. Ainsi, on nous encourage à nous satisfaire de la raison pour vivre ce que nous croyons être la vie, alors que ce n'en est que la facticité. Mais la pensée dominante est maligne. Pour produire un effet d'abondance, elle pratique, se souvenant sans doute du précédent biblique, au chapitre des miracles, la multiplication des peu ou des portions, des rétentions de vérité, aidée en cela par le Consumérisme. De cette façon, le conditionnement des esprits peut se donner libre cours, et il y en a pour tout les goûts. La « pluralité » est sauvée. Et pendant ce temps, nous continuons de croire en une pensée qui serait un corps verbal dans un corps charnel et tirerait sa vérité, ou du moins le plus de vérité possible, de cette osmose-là, pouvant se résumer ainsi: connaître, de toute ses forces, et en même temps palper ce que l'on connaît, toucher, au moment où l'on pense, à la fois le corps des mots et le nôtre. [...]

"Certes, et comme on peut s'en apercevoir, je suis aussi, à ma manière, un malade mental, par surcroît affamé. La preuve: dès lors que je me trouve devant une portion, au lieu de m'en contenter, je préfère, d'instinct, m'imaginer à quoi elle ressemblerait si elle s'était poussé à l'intégrité. Souvent, je me surprends à compléter son infirmité manifeste par les mots dont elle s'est volontairement amputée, par rétention de vérité. Bref, je complète ce qu'elle me dit par ce qu'elle se garde bien de dire. Curieusement, ces mots qui s'attaquent à la portion pour mettre en évidence en quoi elle est un manquement à ce que l'on pourrait appeler le courage de penser, le courage en l'occurrence étant d'aller jusqu'à penser contre ses propres intérêts, politiques, matériels ou autres de même espèce, ces mots, disais-je, me viennent spontanément à l'esprit. C'est dire si j'ai fort à faire avec ce monde de portions et de distributeurs de rations quand c'est de pensée libre que j'ai grand-faim. A quoi se reconnaît une pensée libre? A ses tensions d'arc bandé, parfois à son gémissement sourd, dans le cuir des mots. Elle a peiné pour être probe. Elle s'est fait mal à préférer sa solitude aux nombres. Elle a la démarche altière des porteuses de sens, mais ce sens la courbe aussi, il n'est pas abstrait, il lui arrive de peser sur les épaules ce que pèse une vie. Presque toujours, une pensée libre présente des signes perceptibles de rejet. Rejet de ses propres préjugés, postulats, a priori. Rejet de l'opinion commune, de toute tentation de lui être agréable, ne serait-ce que pour avoir la paix. Au fond (je souligne au fond), c'est une pensée pour braver, plutôt que pour servir. En somme, et ça se sent, elle n'a peur de rien, et surtout pas de se renier, dès l'instant où elle se surprend à briller pour séduire, ou flatter pour persuader. Elle s'est rudoyée pour penser libre, ce serait dommage qu'elle s'attife pour parler librement. Pour une oreille fine, la liberté d'une pensée se mesure aussi à ses accents ou à ses intonations. Mais il faut s'en méfier, on peut mentir avec des accents de vérité, des intonations sincères.
Bien des systèmes de pensée prétendant nous éclairer sur les affaires du monde ou de la nature de l'homme n'hésitent pas, pour nous railler à leur cause partisane, en réalité un dogme sournois, ou pire encore une batterie de slogans artificiellement arrangés en prodiges de virtuosité conceptuelle, à user de ces accents de vérité, de ces intonations sincères. C'est un fait, toutes les mécaniques du conditionnement des esprits ont une longue pratique de ces « inflexions de voix » (d'images) qui augmentent leur chance de nous faire avaler ce en quoi elles voudraient qu'on croie."

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